Et si une IA venait de remettre en question des siècles d’expertise humaine ?
Une intelligence artificielle suisse vient d’attribuer à Caravage un tableau longtemps considéré comme une simple copie. L’affaire du Joueur de luth relance le débat sur la fiabilité des algorithmes dans l’authentification des œuvres d’art et bouscule les certitudes des historiens comme celles du marché de l'art.
Une copie d'un Caravage qui refait surface

Le Joueur de luth, Caravage (selon l'IA), 1596
Pendant des siècles, cette version du Joueur de luth passée par la collection du duc de Beaufort est restée dans l’ombre. Considérée comme une réplique peinte vers 1642 par Carlo Magnone, elle avait été vendue en 1969 chez Sotheby’s pour l’équivalent de 860 euros.
En 2001, elle refait surface, décrite comme une œuvre du cercle de Caravage, et acquise par le marchand et historien d’art Clovis Whitfield pour 80 000 euros.
Jusqu’à récemment, la plupart des spécialistes, dont Keith Christiansen du Metropolitan Museum, maintenaient qu’il s’agissait d’une copie. Fin de l’histoire ? Pas tout à fait.
L’IA entre en scène
Créée en 2019, la société Art Recognition, basée à Zurich en Suisse, a développé un algorithme d’analyse visuelle qui compare les caractéristiques picturales d’une œuvre à des bases de données d’artistes.
En collaboration avec l’Université de Liverpool, ses chercheurs ont soumis à leur modèle des images haute définition du Joueur de luth de Badminton House, en les confrontant à plus de 200 peintures de Caravage et de ses contemporains.
Résultat : 85,7 % de probabilité que le tableau soit de la main du maître.
Un score jugé “très élevé” par Carina Popovici, directrice d’Art Recognition, qui précise que les correspondances stylistiques sont "clairement cohérentes avec la touche de Caravage".
Cette conclusion vient ébranler des décennies de certitudes.
L’IA a même pointé les faiblesses de la version Wildenstein, longtemps considérée comme authentique, tandis que la version du musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg reste unanimement reconnue.
Entre science et subjectivité
Les résultats d’Art Recognition relancent une vieille question : peut-on confier à une machine le pouvoir de juger l’authenticité d’une œuvre d’art ? Car l’IA ne "découvre" rien : elle analyse des données.
Sa fiabilité dépend donc de la qualité des images, du nombre de comparaisons disponibles et des modèles utilisés. Comme le résume l’équipe d’Art Recognition : une IA n’est jamais meilleure que ce qu’on lui apprend à voir.
Certains experts, comme George Gordon (Sotheby’s), restent sceptiques : "L’algorithme ne remplace pas l’œil, il ne perçoit ni la matière, ni l’intention."
Mais d’autres y voient une révolution méthodologique : une aide à la décision, complémentaire à l’expertise humaine.
Un tournant pour le marché de l’art
Si les conclusions de l’IA se confirment, la redécouverte d’un Caravage pourrait changer la valeur d’un tableau en un instant, de quelques dizaines de milliers à plusieurs dizaines de millions d’euros.
Mais au-delà du cas spectaculaire du Joueur de luth, cette affaire ouvre une brèche : demain, des centaines d’œuvres classées comme copies pourraient être réévaluées. Les collectionneurs y verront une opportunité, les maisons de vente un défi, et les musées un nouvel outil pour revisiter leurs collections.
Vers une nouvelle forme d’expertise
L’affaire du Joueur de luth marque une étape charnière. D’un côté, des siècles d’expertise humaine, de regard et de sensibilité. De l’autre, une intelligence artificielle capable d’analyser des milliers de détails invisibles à l’œil nu.
Plutôt qu’une opposition, c’est peut-être une collaboration : celle d’un œil humain et d’une machine qui apprend. L’authentification de demain sera sans doute hybride, à la croisée de l’intuition et de la donnée.
Pour aller plus loin
Une vidéo sur le sujet à voir sur la chaine YouTube de Art Shortlist.



