Whistler est aujourd’hui considéré comme l’un des peintres majeurs de la fin du 19ème siècle, au même titre que Monet, Renoir ou Cézanne. Pourtant, ce ne fut pas le cas de son vivant, où il fut soumis à des attaques virulentes du monde l’art et de la critique. Notamment par l’un de ses plus célèbres représentants à l'époque, John Ruskin.

Art Shortlist
par Patrick de Watrigant - 12 mars 2020

Whistler, artiste majeur de la fin du 19ème siècle

Américain de naissance, français par sa formation et anglais par sa carrière. Whistler a amené l’impressionnisme en Grande-Bretagne, en se démarquant à la fois du romantisme grandiloquent de l’époque victorienne et du réalisme des préraphaélites. Il est le premier, bien avant Kandinsky, à donner à ses tableaux des titres empruntés au monde musical : tels que « Nocturnes » ou « Symphonies ».

Symphonie en blanc N°III, James Abbott McNeil Whistler, 1865-67

James Abbott McNeill Whistler a été avec Claude Monet, l’un des premiers artistes à se passionner et à collectionner de l’art japonais, dont on retrouve dans ses œuvres le dépouillement, l’absence de perspective, des couleurs peu nombreuses et légères.


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Un procès pour sauver son honneur et défendre son art

Si donc, aujourd’hui le talent de Whistler est unanimement reconnu et si ses œuvres se trouvent dans les plus grands musées du monde, il a du pendant une partie de sa vie faire face à un rejet de la part de la critique de son pays d’adoption, l’Angleterre, et aller jusqu’à saisir la justice pour tenter de défendre son œuvre et son honneur ! En effet, Whistler qui était né aux États-Unis en 1834, s’est installé à Londres en 1859 pour vivre et mener son activité picturale, en exposant avec un certain succès ses œuvres, malgré une levée de boucliers des bien-pensants du tout Londres avec à leur tête le grand critique d’art John Ruskin.

La guerre entre les deux hommes contraint le peintre a traîner devant les tribunaux John Ruskin. Le procès en diffamation intenté par Whistler s’ouvrît le 15 novembre 1878 à la Cour de l’Echiquier à Londres, devant le Procureur Général, le Baron Huddleston et un jury spécial. Le plaignant réclamait 1000 livres de dommages-intérêts. L’avocat de Whistler, M. Serjeant Parry, prend la parole en premier. Il rappelle que son client exerce la profession d’artiste peintre depuis de longues années, à la fois dans ce pays et dans d’autres pays. Il précise que de son côté, M. John Ruskin, occupe en Europe et en Amérique une place essentielle en qualité de critique d’art. C’est à ce titre qu’il a cru se voir autorisé à faire paraître une violente critique de ce qu’il appelle « l’école moderne » au premier rang de laquelle il place Whistler dont il qualifie l’œuvre « d’imposture délibérée » ! Il va même plus loin en décrivant la peinture de Whistler intitulée Nocturne en noir et or : la fusée qui retombe comme le résultat d’un lancer d’un pot de peinture sur une toile et à la tête du public !

Nocturne en noir et or : la fusée qui retombe, James Abbott McNeill Whistler, 1874

Tout le déroulement du procès fut un feu d’artifice de questions grotesques des juges appuyées par des témoins tout aussi grandiloquents et grotesques. Ainsi, le Procureur Général à la vue du tableau Nocturne en noir et or apostropha Whistler en ces termes : « Vous avez consacré monsieur Whistler toute votre vie à l’étude de l’art. Alors, pensez-vous que quiconque regardant ce tableau pourrait équitablement conclure qu’il ne présente aucune beauté particulière ? ».

Whistler lui répond : « J’ai la preuve manifeste que monsieur Ruskin est bien parvenu à cette conclusion. ».

Ruskin pour appuyer sa condamnation sans nuance de la peinture de Whistler appela à sa rescousse un certain nombre de témoins parmi lesquels figurait un peintre anglais alors à la mode et porté aux nues par ce même Ruskin : il s’agissait de Edward Burne-Jones, peintre académique anglais alors en vogue comme l’étaient de l’autre côté de la Manche les peintres « pompier ». Cet artiste, aujourd’hui totalement dévalué et presque oublié, questionné par le juge sur la qualité et la valeur du tableau Nocturne en noir et or de Whistler se permit de répondre : « Il est impossible de le qualifier d’œuvre d’art sérieuse ; le tableau de M.Whistler n’est qu’un parmi les milliers de tentatives manquées pour peindre la nuit. Ce tableau ne vaut pas 200 Guinées ! ».

Un deuxième témoin vint, ensuite, à la barre, il répondait au nom de Tom Taylor et tout comme Ruskin était un critique d’art reconnu. Il fit la déclaration suivante : « J’étudie l’art depuis toujours. J’ai vu le tableau de M.Whistler et je ne peux tenir le Nocturne en noir et or pour une œuvre d’art sérieuse ».

Puis il ajouta : « Toute l’œuvre de M.Whistler est inachevée. Elle n’est qu’une esquisse. ».

Et pour conclure il déclara: « J’ai déjà dit et je maintiens que les tableaux de M.Whistler ne s’approchent pas plus de véritables tableaux, mais plutôt de papiers peints légèrement colorés ! ».


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L’histoire se répète

Ainsi, s’acheva l’affaire qui se limita à une condamnation de Ruskin à un paiement d’une Guinée symbolique à titre de dommages-intérêts. Quant à Whistler, il en sortit financièrement ruiné par les frais de justice et contraint de vendre tous ses biens. Devenu un paria et la risée du tout Londres, il dut s’exiler à Venise, puis à Paris, pour pouvoir continuer à exercer son art entouré et admiré par les plus grands artistes français tels que Stéphane Mallarmé, Marcel Proust, les peintres Claude Monet, Henri Fantin-Latour, Paul-César Helleu…

Portrait de Whistler, Paul-César Helleu, 1897

Aujourd’hui, Whistler voit ses œuvres exposées dans les plus grands musées du monde alors que ses détracteurs Ruskin et Burne-Jones sont presque tombés dans l’oubli. Est-ce que cet exemple ne doit pas nous servir encore aujourd’hui où des sommes astronomiques sont atteintes par certaines œuvres glorifiées par des critiques d’art proches de quelques collectionneurs milliardaires, alors que des artistes de grand talent sont délibérément ignorés et ont du mal à vivre de leur art. Il y a sûrement des nouveaux Whistler parmi eux, mais parfois hélas « Nul n’est prophète en son pays d’adoption » !

Patrick de Watrigant, docteur en droit